19
Penser au loup
Hoole n’en finissait pas de s’émerveiller. Il dormait dans la grotte avec Fengo depuis deux semaines. À son arrivée, la lune était pleine ; à présent, on ne distinguait plus qu’un timide croissant dans la nuit. Il s’était adapté au rythme des loups. Il sortait parfois au beau milieu de la journée chasser du menu gibier – des musaraignes qui furetaient dans les cendres chaudes des volcans ou des lapins. Il traquait les bêtes depuis le ciel tandis que Fengo avançait à pas feutrés sur ses coussinets. Cependant, il se lassait de ces proies maigrichonnes. Il était impatient de voir les caribous et les élans, qu’on disait gigantesques. Grank les surnommait « les ours polaires de Par-Delà le Par-Delà ». Chaque soir, le poussin demandait au loup quand ils partiraient enfin chasser le caribou. Fengo lui donnait toujours la même réponse :
— Quand tu seras prêt. Bientôt.
Selon Fengo, Hoole était encore prisonnier de son esprit de chouette. Il ne pensait pas assez en loup. Ce n’était pas sa faute. Les volcans étaient en phase de sommeil. Seules quelques éruptions mineures avaient été observées. Aucune flamme digne de ce nom n’avait jailli de leurs cônes. Theo, un peu frustré, trompait son ennui en essayant de ramasser les rares braises crachées par les cratères mais il n’avait pas l’âme d’un charbonnier. Grank, même s’il s’en aperçut immédiatement, ne fit aucun commentaire.
Puis, la fin du cycle lunaire, les volcans redevinrent plus actifs. Par une nuit de nouvelle lune, ils entrèrent dans une fureur inimaginable.
Les chouettes et le loup contemplaient la scène du haut de leur corniche préférée.
— Regardez-moi ces flammes ! s’exclama Phineas.
— Et ces charbons ! s’écria Theo. On dirait des milliers d’étoiles filantes.
Fengo et Grank observaient Hoole. Droit comme un i, les yeux écarquillés, il demeurait parfaitement immobile. « Il est en transe, comme l’autre jour sur l’île… », songea Grank.
Hoole n’avait jamais assisté à un spectacle pareil. Les cinq volcans vomissaient des torrents de feu. Il eut alors une drôle de vision, pas très différente de celle qu’il avait eue ce jour où, apprenant à pêcher, il avait eu l’impression de se transformer en poisson. D’abord, il sentit un cœur puissant battre dans sa poitrine. Puis ses serres se mirent à fourmiller. En esprit, il les vit changer de forme, même si ses yeux lui prouvaient le contraire. Ensuite, il eut la sensation que les fentes de ses oreilles se déplaçaient sur le sommet de son crâne et qu’il lui poussait de petits triangles de poils tout autour. Pour finir, il se figura un museau carré à la place de son bec. Une chaleur inhabituelle l’enveloppait, comme s’il avait jeté sur son dos une cape de fourrure.
« Je suis un loup », pensa-t-il.
Grank regarda Fengo et hocha la tête. Ce dernier s’approcha du jeune prince.
— Hoole, mon petit. Nous irons cette nuit chasser le caribou. Tu es prêt.
Le poussin sortit de son envoûtement en un clin d’œil.
— Oui je le sens.
Tournant le dos aux étoiles rougeoyantes et à la pluie de braises, ils se dirigèrent vers les hautes plaines. Hoole volait haut, pile au-dessus de Fengo. Il discernait ses ailes, ses pattes et même sa queue en faisant pivoter son crâne. De l’extérieur, il avait l’aspect d’une chouette tachetée. Mais du plus profond de son cœur emballé, il sentait qu’il était un loup. S’il hululait, il entendrait un hurlement de loup. Son odorat s’était développé de façon extraordinaire. Il était bombardé de toutes sortes d’odeurs étranges. Qui était-il devenu ? Fengo, peut-être.
Le chef de meute progressait d’un pas souple. D’autres loups, qui appartenaient à son clan pour la plupart, se joignirent à lui. Un loup seul ne pouvait venir à bout d’un caribou ou d’un élan. La traque de ce genre de proie s’apparentait à un ballet élaboré et complexe. Hoole compta une douzaine de chasseurs. Il comprit aussitôt la configuration du byrrgis, ainsi qu’on appelait leur formation, et il sut que sa place était derrière, avec les mâles. Les femelles, plus rapides, couraient en tête. Même Fengo était pris de vitesse. Hoole, encadré par Fengo d’un côté et Dunmore de l’autre, frémissait d’excitation. Leurs trois cœurs battaient à l’unisson. Des filets de bave coulaient de leurs gueules ; Hoole sentait les longs fils humides soulevés par la brise de chaque côté de son bec. La cadence de leurs foulées épousa le rythme de ses coups d’ailes.
Il remarqua une louve un peu à l’écart. Il avait déjà aperçu cette femelle aux oreilles arrachées, tapie dans l’ombre au pied des volcans. Elle semblait isolée, comme si les autres l’évitaient. Hoole percevait en cet instant la tension de ses compagnes. « Elles ne l’aiment pas », se dit-il. Ces animaux très sociables passaient leur temps à faire semblant de se battre et à se mordiller, à jouer à loup perché ou aux osselets. Pourtant celle-ci ne s’amusait jamais avec les autres. Personne ne partageait sa nourriture avec elle, on ne lui adressait pas la parole. Que faisait-elle ici ? « Les loups ne lui font pas confiance, pensa Hoole. Ils ont peur d’elle. » Pourtant cette femelle ne méritait pas qu’on la craigne. Il percevait sa profonde tristesse. « Ne la sentent-ils pas, eux aussi ? »
À l’aube, ils rompirent le byrrgis afin de se reposer. Les coteaux secs et broussailleux étaient percés de nombreuses cavités. Les loups en trouvèrent une assez grande pour les accueillir tous et s’y installèrent. Personne ne prêta attention à la chouette. Une petite équipe fut envoyée dehors avec pour mission de rapporter des lapins ou des belettes. À leur retour, Fengo découpa leurs proies et distribua des parts plus ou moins grosses selon le rang. La femelle solitaire, Hordwyn, reçut le morceau le moins appétissant : un bout de lapin plein de tendons et de nerfs. Même Hoole eut une plus belle tranche, un arrière-train juteux. Il avala son repas à la manière des loups, en léchant et mastiquant bruyamment sa viande. « Peut-être me prennent-ils pour un des leurs ? » s’interrogea-t-il. En baissant les yeux, il voyait toujours sa poitrine couverte de taches blanches, ses serres, et pourtant… Ce mystère ne cesserait de l’étonner.
Hoole se reposa affalé par terre, tel un mammifère. Quand il voulut s’approcher d’Hordwyn, qui dormait dans un recoin isolé de la grotte, Fengo lui fit signe de s’éloigner. Il obéit et ne tarda pas à s’endormir. Il fit des rêves de loup dans lesquels il courait à la vitesse du vent, puis ralentissait avant de se cacher dans l’herbe haute et drue pour guetter sa proie. Il échangeait des signaux silencieux avec ses frères de meute. Ensemble, ils avançaient furtivement, le ventre au ras du sol, encerclant la bête.
Il s’éveilla brusquement. Ses compagnons à quatre pattes s’agitaient et Fengo humait l’air à l’entrée de la grotte.
Un caribou !
Le message circula. Tous marchèrent vers le soleil levant, la queue légèrement dressée, à une allure régulière. Hoole aperçut le troupeau au loin. Les caribous s’affolèrent, conscients de la présence des prédateurs. Fengo donna l’ordre de les contourner. « Il veut les obliger à aller vers l’ouest, dos au soleil levant, songea Hoole. Bien sûr ! Dans quelques minutes, les rayons seront aveuglants. »
Les loups accélérèrent l’allure ; quatre femelles se détachèrent du groupe et filèrent à fond de train vers les flancs du troupeau, côté nord. Les autres les suivirent, puis ralentirent, satisfaits de la position de leurs proies. Ils n’étaient pas encore prêts à attaquer, cependant. Fengo examina les bêtes à la recherche d’un animal affaibli qui serait plus facile à abattre.
Bientôt, ils repérèrent une femelle âgée, qui avait longtemps couru au centre du troupeau et qui traînait à présent la patte. Elle se laissa distancer. Dès qu’elle fut quelques pas derrière Fengo, ils la chargèrent et achevèrent de l’isoler. Par réflexe, elle détala avec une rapidité surprenante. Huit louves la pourchassaient, enchaînant les accélérations soudaines et les changements de rythme, feignant par instants de ralentir et de renoncer. Épuisée, déconcertée, elle finit par s’arrêter.
La scène ressemblait au rêve de Hoole jusque dans les moindres détails. Il sut exactement où se placer. La femelle caribou leva la tête. Croyant que ses assaillants abandonnaient, elle se décontracta un peu. En réalité, la traque ne faisait que débuter. Fengo dressa la queue. Une nouvelle odeur flotta dans l’air. Les poils des autres loups se hérissèrent au niveau du collier. Deux louves s’élancèrent. Elles mirent leur victime à terre et lui entaillèrent le cou. La vieille femelle semblait sonnée mais elle réussit à se relever. Puis trois jeunes mâles attaquèrent et lui labourèrent les flancs.
Le sang giclait à gros bouillons de ses blessures. Toujours debout, elle toisa ses agresseurs qui se repliaient. Hoole éprouva pour elle une immense admiration – mais aucune pitié. Fengo lui fit signe. C’était leur tour. Le prince mi-loup, mi-chouette se vit jaillir des herbes au côté de Dunmore et de Fengo. Ils avançaient pour tuer. La femelle refusait de rendre les armes. Fengo marcha lentement autour d’elle, sans la quitter des yeux. Tout à coup, elle vacilla et s’effondra. Alors débuta un rituel de mise à mort que Hoole n’aurait jamais pu imaginer. Le chef des loups baissa la tête et adopta une attitude de soumission, comme s’il saluait la supériorité de l’animal qu’il était sur le point de tuer. Le caribou et lui échangèrent un regard solennel. Un accord passa entre le prédateur et sa proie. C’était un spectacle d’une grande dignité. Fengo hocha la tête, avant d’enfoncer ses crocs dans son cou.
« Lochinvyrr » était le mot loup pour désigner cette cérémonie étrange, mais si belle, au cours de laquelle le prédateur rendait hommage à l’animal qui sacrifiait sa vie pour le nourrir. Hoole s’en souviendrait comme d’une des leçons les plus importantes et les plus précieuses de sa vie.
Au retour de la chasse, Hoole passa un long moment seul à méditer sur ce qui venait de se produire. Il réfléchit aux coutumes des loups, à la façon dont ils combinaient la force et la stratégie ; à leurs tactiques pour se déplacer en meute, chasser et diviser la nourriture. Quels animaux fascinants ! Très superstitieux, souvent méfiants sans raison, ils glissaient pourtant avec aisance sur la pente accidentée de la vie. Il n’oublierait jamais les mouvements coordonnés et impeccables de cette traque au caribou. Il se demanda si les chouettes, malgré leurs différences, pouvaient s’inspirer d’eux. Il admirait particulièrement le lochinvyrr. Les codes de l’honneur chevaleresque dont Grank lui avait parlé n’égalaient pas tout à fait, lui semblait-il, la noblesse du lochinvyrr.